26.01.2012
"Sport de filles" : la série B pensée comme un sport de combat
Critique | | 24.01.12 | 14h47
Marina Hands et Josiane Balasko dans le film français de Patricia Mazuy, "Sport de filles".
Vous avez aimé Intouchables ? Vous adorerez Sport de filles... Bon, d'accord, un slogan, même imaginaire, ne dévoile qu'une partie de la vérité : celle qui l'arrange. Rien à voir, a priori, entre MM. Nakache et Toledano, bons faiseurs du prêt-à-porter comique, et Mlle Patricia Mazuy, énergumène marxisante de la haute couture cinématographique, auteur de trois longs métrages de cinéma (Peaux de vache, 1988 ; Saint-Cyr, 2000 ; Basse Normandie, 2004) en quelque trente ans de carrière. Et pourtant cela saute aux yeux, Intouchables et Sport de filles ont deux gros points en commun : la rencontre de l'aristo et du populo, l'injection du comique dans le tragique. Simplement - la différence est de taille -, là où le premier produit du consensus, le second fabrique du dissensus.
La tragi-comédie s'enlève sur fond équestre, entre haras normand et concours de dressage francfortois. Autour des bêtes, somptueuses, une intrigue sentimentale et financière met en jeu, à la manière du "théâtre épique" de Brecht, une galerie de personnages fortement typés. Franz Mann (Bruno Ganz), l'artiste : ancienne gloire de l'équitation germanique et grande figure du dressage, qui s'est fait mettre la bride sur le cou par une propriétaire de chevaux française. Joséphine de Silène (Josiane Balasko), l'aristo : directrice d'un prestigieux haras normand, c'est une maquignonne à particule qui tient ses chevaux, en même temps que son compagnon Franz, sous une main de fer. Suzan (Amanda Harlech), la bourgeoise : séduisante milliardaire anglaise et amante de Franz, elle rêve d'enlever celui-ci à Joséphine pour le mettre au pied de son lit en même temps qu'à la tête de ses haras californiens. Alice (Isabel Karajan), l'écuyère : fille de Joséphine et cavalière attitrée du haras, elle revendique de toute sa hauteur l'attention de Franz. Gracieuse (Marina Hands), la prolo : fille d'un petit paysan local et tête de bois, cette palefrenière est prête à tout pour conquérir le droit de monter.
Là-dessus, Patricia Mazuy règle un truculent manège qui allume la lutte des classes dans la société hyperhiérarchisée des cercles hippiques et met cul par-dessus tête les lois phallocratiques de la romance, en lançant quatre cavalières de l'apocalypse à l'assaut d'un entraîneur vieillissant, réduit en dépit de sa rouerie au rôle d'accorte pouliche.
On l'aura deviné, le moteur de cette révolution en marche, celle qui bouscule le récit et fait bouger les lignes, se nomme Gracieuse. Pure antiphrase s'agissant de cette virago campagnarde, gauche, raide, obsessive, sorte de Jeanne d'Arc burlesque en quête de cheval que sa passion transforme en amazone de la guerre des sexes, en flibustière de la guerre sociale. La partie normande du film installe les personnages, circonscrit les enjeux, met ce qu'il fut d'eau dans le gaz pour amorcer le drame.
Joséphine et Suzan s'écharpent déjà, par cheval interposé, autour de Franz, Alice, plus crispée que jamais, prépare le concours de Francfort, Franz sent la moutarde qui commence à lui monter au nez, Gracieuse fomente à bas bruit son complot. Laissée seule au haras, avec interdiction de monter, alors que tous les autres partent pour l'Allemagne, Gracieuse jette son dévolu sur le cheval de la discorde (une bête ramenée par Suzan à Joséphine, et que celle-ci refuse de reprendre). Et se lance à corps perdu dans l'entraînement, en visionnant des vieilles archives de Franz Mann du temps de sa splendeur. Puis, sur un coup de folie, l'oeil poché par le méfait, vole un van, met son cheval dedans et part pour l'Allemagne dans l'espoir de convaincre Franz qu'elle est une cavalière digne de ce nom.
Le climax du film a lieu à Francfort. Entre la beauté du concours équestre, les déchirements sordides en coulisse et la surenchère passionnelle, Patricia Mazuy tresse avec brio, et un cruel humour, la série d'électrochocs qui va conduire Franz Mann à faire ce à quoi il avait renoncé depuis trente ans : prendre une décision, si possible courageuse.
Sport de filles se révèle ainsi un film merveilleux, qui fonde sa morale, comme les vieux westerns, sur l'action des personnages, sans prétendre nous donner de leçons. Un film qui nous parle aussi, de manière transparente, du cinéma à travers les enjeux équestres. De sa tension permanente entre vocation populaire et aspiration aristocratique, dressage scénaristique et liberté de mise en scène, assujettissement industriel et goût de la beauté la plus singulière.
Comme chaque film de Patricia Mazuy, c'est aussi un manifeste personnel : une définition du cinéma comme art joyeux de la guerre, résistance farfelue à la norme, impureté agissante. Dans la lignée d'un Jacques Rozier ou d'un Jean-François Stévenin, sont-ils si nombreux, les réalisateurs qui continuent à nous offrir ce plaisir et cet élan ? Prise sous le seul angle du casting, qui fait ici des étincelles, la démonstration est flagrante : Mazuy, fille de boulangers tournée cinéaste, Ganz, acteur mythique de la Schaubühne de Berlin, Hands, cavalière de compétition reconvertie dans le théâtre, Balasko, pointure de la comédie populaire, Harlech, égérie du monde de la haute couture, Karajan, fille d'Herbert von, cavalière et actrice. Sans parler des chevaux. Cela donne une symphonie drôlement concertante, que Mazuy orchestre à coups de riffs rageurs avec l'ex-Velvet Underground John Cale et dédie, en toute ingénuité, à Budd Boetticher, prince du western de série B. Pour qui rêve d'un galop vers l'utopie, c'est le moment ou jamais de monter en selle.